J'adore raconter vos histoires !
Et comme les maisons du lotissement étaient entourées de prairies, le voisinage les tondait.
— Oui, parce que les herbes, et bien, ça dépasse !
Chacun possédait au moins deux tondeuses, l'ancien modèle et un tout neuf, dernier cri, rouge de préférence. Une tondeuse à siège doit être rouge vif, sinon c'est pas une tondeuse. Et puis, ça tranche mieux sur le vert. Et on les voit de loin. Et même qu'on les entend sans les voir. Vrôôôôôôôôôôm momomoom Rhoooomomomomomommm …
Mais ça coûte un pont. Alors, que faire.
J'appréhendais le moment fatidique, conditionnement du boxeur qui envoie des uppercuts dans le vide dès qu'on sonne à la porte. En fait, c'est un phénomène de résonance. Vu de loin, le paysage se transforme aussitôt en une piste d'autos tamponneuses. Ambiance fête foraine. Psychologie de l'ascenseur.
Conformisme, alors que ma petite pelouse ressemblait à une friche.
Vous connaissez le phénomène du 100ème singe ? Il suffit qu'un seul se mette à penser à tondre le gazon pour que tous les autres sortent leurs moulins sans très bien comprendre pourquoi. C'est comme le syndrome du barbecue. Dès que l'odeur des braises se répand dans l'air, le voisinage entier sort les grilles sans se douter qu'un steak grillé contient en benzopyrène l'équivalent de 600 cigarettes...
« Youhou, les enfants ! A taaaaaaable! »
On s'en fout ! C'est la fête.
Idem pour les soldes, c'est la ruée vers l'or.
C'est comme les feux de jardin. Dès que ça sent l'herbe brûlée, tout le monde sort les allumettes alors que c'est défendu à moins de 100 mètres des habitations. Transmission spontanée. Télépathie simiesque. Tout le monde s'en fout. Dommage que les prises de conscience ne fonctionnent que pour des motifs futiles. On dirait que ça concerne uniquement l'usage domestique, les fonctions basiques du cerveau reptilien. Il est même possible que ce réflexe conditionné se grave profondément dans l'inconscient pour finalement virer à l'obsession. Bonjour l'ambiance !
D'ailleurs, même pas besoin de relancer les moteurs. Dès que l'herbe pousse, ils se mettent en route automatiquement dans le garage.
— Bon, admettons que je râle un peu. Ok, beaucoup. C'est vrai. Suis un peu jaloux. J'ai une vieille tondeuse à pousser qui fume comme une cheminée. Il faut la démarrer au lanceur, l'équivalent de la manivelle. Elle s'arrête toute seule régulièrement. Les couteaux se déboulonnent si bien qu'il faut tondre en armure. Le carburateur s'encrasse. Elle cale dans les pentes. La totale !
Ca ne donne pas vraiment envie de tondre, mais comme j'enfume tout le quartier, et que des voitures sont entrées en collision, j'ai eu droit à la visite des flics qui m'ont fait les gros yeux pendant que les riverains s'organisent pour me lapider. Finalement, je sors la faux. Je tiens à ma vie. C'est alors que le type d'en face rapplique avec son carrosse rouge flambant neuf en cahotant sur l'herbe. Une tondeuse à siège, 5 vitesses, multi mulching avec bac de ramassage de 200 litres et moteur silencieux, enfin presque. Je suis essoufflé, en nage. J'en peux plus. J'arbore un sourire commercial niais signifiant : « C'est gentil de venir à mon secours »
En fait, il s'en fout et me snobe souverainement, je suis devenu invisible comme sur Facebook. Je l'entends même gueuler en s'éloignant : Ha ha ha ! Pourquoi n'achetez-vous pas une chèvre, cher voisin ?
— C'est ça, « Hahaha », cause toujours Ducon. Je rumine. Je lui lance un : « Va donc voir Barbie! » un cri de désespoir vain se perd dans le décors..
Soudain, je comprends le sens d'être un chien dans un jeu de quille. J'ai pas une tondeuse à siège, moi, môssieu ! D'ailleurs, comme je ne fais rien comme les autres, je ne suis pas intégré dans le voisinage. Je suis l'hérétique, l'insoumis, l'anomalie, le déviant par rapport à la norme, celui qui devrait consulter, celui qui ne marche pas dans les clous, le sujet de conversation préféré des bignoles du quartier, l'odieux personnage qui ne fait pas d'offrande végétale au Dieu Honda comme les obsessionnels du quartier, et comme en plus, je ne mange pas des morceaux d'animaux grillés sur des braises, c'est le bannissement. Chez moi, c'est la savane. Forcément, ça jase. Ca dénote. Je suis un rebelle, un contrevenant. Ailleurs, les parterres sont ras comme dans un camp militaire. Il y a même des mâts au fond des jardins avec le drapeau national "comme aux States". Ils se réveillent au clairon et se mettent au Garde à vous! Salut au drapeau. La soupe est bonne. A vos ordres mon commandant ! Présentez arrrmes !
Délit de sale gueule végétal. On abat, coupe, arrache, brûle, désherbe, empoisonne. On dézingue, tout y passe, chardons, ronces, orties, framboisiers sauvages, vers de terre, taupes, rats, souris, mulots, pigeons, moustiques, cafards, trèfle, bouton d'or, pissenlit, mousse, fouines, renards, guêpes, plantain, pâquerettes, larves, hannetons, fourmis. De l'herbe, encore de l'herbe et rien d'autre ! Je veux que ma pelouse ressemble à un green ! Je veux que ma prairie soit une pelouse !
Le voisin a garé sa tondeuse sous un appentis.
Il en ressort nerveusement avec une lance d'arrosage à tête orientable. Il porte un Stetson, une saharienne, c'est Indiana Jones en Napoléonie. Curieux, je m'approche. Et là, ô suprême jubilation. Des dômes aussi gros que des tumulus déforment son gazon, juste sous ses fenêtres ! J'ai envie de pousser un cri de joie. La vie est redevenue belle ! Tout compte fait, j'irai bien tailler le bout de gras avec le héros. Indiana m'accueille avec un sourire de garçon coiffeur. -
— Restez pas là, fait-il en balayant l'air de la main, ça va péter, je vais tout dézinguer, détruire, exploser, et boum! Hahahaha !
Indi dans la chasse aux ravageurs.
Ca m'énerve. Je n'aime pas ça. Ce type est en train de noyer les taupinières. Sîtôt terminé, il pose un pied sur le trou.
Je lui demande : Mais que faites-vous ?
— Le voisin, Monsieur Radschyick, vous connaissez ?
— Non, pourquoi ?
— Il m'a conseillé de mettre du carbure de calcium dans les galeries, contre les taupes. Mon fils se marie bientôt. On reçoit des gens. Vous voyez ça d'ici !
Je m'éloigne sans demander mon reste. Ce cinglé ignore peut-être qu'il va se former une réaction chimique produisant de l'acétylène très inflammable et comme il n'a pas lésiné sur la marchandise, avec la pression, tout le quartier va péter comme un marron sur le feu ! Quelques minutes plus tard, le sol gargouille déjà comme un siphon d'évier.
J'ai la lubie. Indiana gratte une allumette et la balance dans un trou comme une grenade.
BAOUMM !
Le sol s'est soulevé brutalement. Des fumerolles s'échappent des dômes.
Bienvenue à Verdun ! Un véritable chantier. Indiana se relève en vacillant et regarde sa pelouse comme le pharmacien du film " Le Père Noël est une ordure" découvrant du cambouis sur la veste de son smoking blanc. Il est épouvanté.
— Merde ! Qu'est ce qui s'est passé, ma ... ma pelouse est cramée... C'est vrai qu'on dirait la croûte d'un soufflé de pommes de terre oublié dans le four. Radschyick rapplique aussitôt avec un extincteur, consterné Il ne sait où donner de la tête.
— Mais...mais que s'est -il passé, ici, Monsieur Letaillis ?
— J'ai suivi votre conseil, bafouille-t-il, admirez le résultat.
— Je vous présente toutes mes confuses !
— Vos confuses... Vous n'imaginez pas que je vais rester comme ça ? Mais qu'est ce que c'est cette matière que vous m'avez refilé, c'est, c'est du TNT ?
— Non, non, c'est carbure Klug !
Je m'éloigne en sifflotant dans un nuage de fumée, mais c'est plus fort que moi. Après quelques mètres, je ne peux m'empêcher de lancer d'un air triomphant:
- Bah, c'est pas grave, Monsieur Letaillis, vous n'avez qu'à échanger votre tondeuse contre un motoculteur et acheter une chèvre!